Jeudi 8 décembre 2005
Mon ami,
Si tu peux lire ces mots, c’est que les leçons de ta douce Fahima ont enfin porté leurs fruits. Je t’écris de Gibraltar, en Andalousie. Le soleil est au zénith, il fait chaud, et je suis face à la mer. Face à toi. Depuis mon départ précipité vers l’Espagne, ma vie a basculé. Je me revois encore quelques semaines auparavant. C’était la première fois que mes pieds foulaient ce sable. Que mes yeux observaient cet horizon. Que je pouvais distinguer, en plissant les yeux, les côtes de Tanger à travers la brume matinale. C’était la première fois que j’étais de l’autre côté de la rive. Je me rappelle encore de cette sensation de bonheur et de liberté inouïe qui m’a transcendé. Une sensation littéralement indescriptible…
Les premiers jours, j’ai été transporté. L’Andalousie est une terre sauvage, aride et indomptable. La vie est rythmée par la fête et la joie. Le flamenco et la corrida m’ont fait tourné la tête. Le soleil et la sangria m’ont enivré. Chaque ruelle, chaque pavé de Cordoue, de Séville et de Grenade, semble chargé d’épiques histoires qui résonnent en chacun jusqu’à devenir sourd. J’ai adoré visiter, m’enfoncer, me perdre dans ses villes dont le cœur bat inlassablement sous la chaleur étouffante. L’Espagne vibre, rayonne tel un brasier qui ne s’éteindra jamais. Elle m’a enlevé mon ami, et je me suis laissé entraîner sans jamais me débattre. Si seulement tu avais pu découvrir toutes ses merveilles, l’entendre murmurer tous ses secrets… Si seulement tu avais pu vivre tout cela avec moi !
Durant tout ce temps, j’étais juste de l’autre côté de la rive. Et pourtant, je me sentais à des années lumière de ma vie d’avant. De Tanger. De mes souvenirs. De mon père. Si ennuyeux et déprimant. Mon vieux Zahir, j’imagine qu’il est toujours aussi apathique ? Il a toujours refusé de vivre, perdu dans son passé, coincé entre ses regrets et ses espoirs inavoués… Sans lui au dessus de moi, je me suis enfin senti vivant, libre ! Cette chape de plomb qui pesait jusqu’à lors sur mes épaules m’avait finalement quitté. J’étais loin. J’étais libre.
Mais j’étais seul. Et je le suis toujours. A chaque pas que je fais, dans chaque ville que je traverse. Si je me perds, personne ne me retrouvera. Si je tombe, personne ne me relèvera. Et j’ai peur… Oui, je sais ce que tu penses, tu m’avais mis en garde avant de partir ! Tu l’as fait une bonne centaine de fois, en ami fidèle que tu es. Oh mon bon Amine, j’aurais tant aimé que tu sois à mes cotés. Le temps est clément, le soleil se couche et teint le ciel de lueurs douces, la mer me lèche les orteils quand une vague s’écrase sur mes pieds. La mer qui s’étend jusqu’à l’horizon est trouble et reflète mes doutes et mes peurs. Et toi, tu n’es pas là. Toi mon ami d’enfance avec qui j’ai renversé les étales des marchés et martelé le bitume brûlant des rues de Tanger. Tu me manques. Tanger me manque. Le flegme de mon paternel me manque. Le sourire de Saliha aussi.
L’Espagne m’a enlevé Amine. Elle m’a étourdit, séduit, grisé. Avant de me rejeter sur cette plage, où tout a commencé. Ou peut-être est-ce moi qui la rejette désormais. Comment savoir… Mais je suis bien là, seul sur la plage déserte de Gibraltar, les yeux rivés sur l’horizon. Je suis de l’autre côté de la rive. Quand je regarde la mer au loin, j’imagine que tu es face à moi, et que tu m’attends. Si c’est le cas Amine, surtout, ne détourne pas ton regard. Peut-être qu’un jour, tu finiras par me voir…
Ton ami, Tarek
Très belle lettre, je suis sous le charme !
Je t'avoue n'avoir pas eu le courage de la lire en espagnol (pourtant j'adore cette langue, mais il est tard). Tout est bien dosé, c'est poétique,... Bref, ça me plait beaucoup.