• ~ Tu Avais Raison ~ 

     

    Tu Avais Raison

    -Ca caille… T’as pas froid toi ?

    -Avance, ça te réchauffera.

    -Si j’avais su qu’on passerait par là j’aurais pris mon manteau, ce petit vent glacé me donne la chair de poule… Hey, mais attends-moi !

    -Accélère pédale, on n’a pas toute la journée !

    La réplique fuse, claque violemment, comme un coup de fouet. Pourtant, Sacha ne bronche pas, encaissant sans mot dire. Il a l’habitude. Des pics de ce genre, il en entend bien trop fréquemment pour tous les relever. Depuis son adolescence, ses camarades s’adressent à lui en employant ce genre d’insultes, sans manquer de le rabaisser chaque fois qu’il ose prendre la parole. Ils avaient décelé bien avant lui la nature de sa différence. Lui n’en avait pris conscience que plusieurs années après, quand il comprit que sa façon obsédante de penser à Robin n’était pas anodine. Robin, soit le seul ami qu’il n’ait pas perdu après son coming-out. Le brun qui marche juste devant lui. Et qui vient de lui lancer cette volée de mots, si blessants lorsqu’ils sortent de sa bouche.

    -C’est joli ici, tu ne trouves pas ? reprend-il néanmoins, l’air de rien.

    -Ce n’est pas la première fois qu’on vient ici.

    -N’empêche que c’est beau ! insiste t-il.

    -Epargne-moi une migraine s’il te plait, on n’a pas le temps. On nous attend au port dans cinq minutes, et à cette allure on sera forcément en retard !

    -On a pris ce chemin afin de gagner du temps non ? fait l’autre en haussant les épaules.

    Robin acquiesce d’un bref hochement de tête.

    -Alors profitons-en et admirons la vue !

    -Sacha dépêche-toi bordel ! râle le brun en accélérant encore la cadence.

    Il n’a d’autre solution que de détourner à regret son regard du paysage, et se focalise sur Robin. Sur sa démarche assurée, ses solides épaules, et ses cheveux qui se balancent mollement au gré du vent. Il tente de calquer son rythme sur le sien, d’adopter son allure masculine. Et se sent vite ridicule. Il ne veut pas être comme Robin. Il veut être avec lui.

    Chaque seconde qui s’écoule, chaque pas qu’il fait, chaque battement de son cœur semblent lui rappeler cette criante vérité. Il l’aime, de tout son être. Et à chaque seconde, à chaque pas, à chaque battement, il brûle d’envie de le lui avouer. Mais une peur irrépressible l’en empêche. Il redoute par-dessus tout que son dernier pilier en vienne aussi à le repousser, à le rejeter. Et de le perdre pour de bon.

    Car Robin est hétéro, profondément hétéro. Enchaînant les conquêtes féminines à une vitesse indécente. Son ami sait qu’il aurait dû se résigner depuis longtemps. Mais il en est incapable. Et constate même avec effroi et appréhension que ses sentiments n’ont de cesse de croître…

    -On est assortis, soulève t-il timidement.

    Robin reste silencieux.

    -Nos vêtements, tu n’as pas remarqué ? On est tous les deux habillés en rouge et bl…

    -Je m’en tape Sacha ! coupe t-il sèchement. Je m’en tape royalement.

    Le rouquin encaisse. Encore. Et enchaîne, sans rien laisse paraître.

    -Les autres sont déjà là bas ?

    -J’espérais qu’après ça tu allais enfin te taire pour de bon, fait Robin sur un ton sarcastique. Je pense oui, qu’ils y sont déjà.

    -Fanny sera là aussi ? ose l’autre.

    -Evidemment…

    Sacha aurait juré percevoir de la lassitude dans le soupir qui avait suivi sa réponse. Il ne fait aucune remarque, mais son cœur s’emballe brutalement. Peut-être allait-il rompre avec elle ? Non, il faut qu’il reste rationnel. Il a tort de penser des choses pareilles. Quand bien même il viendrait à rompre, il en choisirait une autre. Sans jamais faire attention à lui. Sans jamais le considérer autrement que comme son pote homo.

    -On va escalader ces rochers plutôt que de faire le tour, ça nous fera gagner du temps, indique Robin, sans imaginer une seule seconde l’état de mal-être dans lequel il plonge son interlocuteur.

    -Escalader des rochers ? répète l’autre en gémissant. Mais ça glisse ! En plus je n’ai pas mis les bonnes chaussures…

    -Arrête de te plaindre, coupe le brun. Si tu marchais plus vite on serait déjà arrivés ! C’est la dernière fois que je te traîne derrière moi !

    La menace fait l’effet d’une bombe sur le jeune à la chevelure flamboyante, qui prend sur lui et grimpe les quelques rochers en serrant les dents. L’exercice n’a rien d’insurmontable, mais il s’avère être un piètre sportif. Ses mains glissent, ses pieds dérapent plus d’une fois, pourtant il tient bon. Essoufflé, il parvient à franchir l’obstacle, les joues rougies par l’effort. Robin le fixe, les bras croisés. Il a l’air passablement agacé.

    -Allez, on y est presque.

    Tu Avais Raison

    Il tourne déjà les talons et reprend la route. Sacha grimace, le souffle court. Et comble son retard en toute hâte. Les vagues projettent sur lui des embruns salvateurs qui le rafraîchissent. Seul le bruit de la marée trouble le silence entre eux. Silence que Sacha ne tarde pas à trouver pesant, lui qui déteste n’avoir rien à lui dire. Mais contre toute attente, c’est Robin qui finit par le briser.

    -Tu es si pitoyable, tu me fais honte, crache t-il. Tu as la condition physique d’une fillette de trois ans.

    -Je sais… souffle l’autre en baissant les yeux. Je suis nul en sport…

    -T’as une façon de balancer les hanches entre chaque prise qui est particulièrement ridicule ! poursuit-il avec vigueur, excédé. Y a vraiment qu'une pédale pour grimper comme ça !

    -Robin, arrête. Tu deviens... blessant.

    -Hum, désolé. L'habitude.

    L'habitude. C'est toujours l’excuse qu'il invoque quand ses ”plaisanteries” dérapent. A force d'entendre les railleries tendancieuses des autres, il serait lui même tenté d'en dire. Enfin, c'est ce qu'il prétend. Sacha, lui, a parfois tendance à croire qu'il n'en pense pas moins, mais qu'il se retient de lui assener ce type de remarques ô combien blessantes par pitié envers lui. Et cette seule éventualité lui fait d'autant plus mal... Sa gorge se serre douloureusement, et sa vue se brouille. Il distingue à peine Robin à présent. Soudain, ses forces l'abandonnent. Il n'arrive plus à faire semblant, à jouer l'insensible. Pas face à lui. La marche rapide et l'escalade l'ont rompu de fatigue. Les mots de Robin l'ont atteint au coeur. Il sent ses jambes se dérober, et chute lourdement sur le sable de la plage.

    -Tu as raison... bredouille t-il, un sanglot dans la voix. J'ai la condition physique d'un gosse de trois ans. Je n'ai rien d'un athlète. Je n'ai presque rien d'un homme… Tu avais raison aussi, à cause de moi tu vas arriver en retard au port. Tu vas m'en vouloir, et tu ne voudras plus que je t'accompagne. Et tu sais quoi, pour ça aussi tu aurais raison. Dans le fond je ne comprends pas pourquoi tu continues à perdre ton temps avec moi. Je ne te sers à rien. Tu devrais partir et me laisser crev...

    Ses derniers mots meurent au fond de sa gorge, et pour cause : Robin vient de s'agenouiller devant lui. Sans crier gare, il glisse sa main chaude contre sa nuque et agrippe fermement sa chevelure rousse afin de lui redresser la tête et de le forcer à le regarder. Plantant ses prunelles grises et froides comme l’acier dans les siennes. L’auburn ne s'était même pas rendu compte qu'il avait rebroussé chemin pour aller à sa rencontre. A présent, il se tient tout près de lui, son visage à seulement quelques centimètres du sien... Sacha déglutit avec difficulté. L'expression du brun est réellement déstabilisante : lèvres serrées, sourcils froncés, et regard perçant. Il semble énervé.

    Tu Avais Raison

    -Qu'est-ce... Qu'est-ce que tu... bafouille t-il.

    -Tu parles trop, lâche l'autre sur un ton sans réplique. Arrête de parler.

    Et avant qu'il n'ait le temps d'analyser quoique ce soit, Robin se penche vers lui et s'empare de ses lèvres. Un flot de sensation jaillit au fond de son être avec une force inouïe. Il n'est plus maître de rien. Le brun fait preuve d'une telle dextérité qu'il en a le souffle coupé, et ne peut que s'abandonner dans ses bras.

    Mais Robin lui, s'impatiente déjà. Caresse l'orée de sa bouche avec sa langue, puis en franchit le seuil et frôle la sienne, la découvre, et s'en délecte. Petit à petit, il sent que Sacha reprend le contrôle de lui-même, et lui rend maintenant son baiser avec avidité. Quelque chose change alors en lui. Il approfondit l'échange. Devient brutal, presque bestial. Leur baiser n'a plus rien de tendre. Il ne veut pas se laisser faire. Il ne veut pas se laisser avoir.

    Finalement, il rompt leur étreinte de la manière la plus brutale qui soit. Laissant Sacha le corps pantelant, l'esprit embrumé. A mesure que les secondes passent, le rouquin prend conscience de ce qui vient de se passer, et ses yeux s'agrandissent de surprise. Il est perdu. Ça se lit sur son visage. Ses lèvres gonflées sont légèrement entr'ouvertes, et il reste là à le fixer, l'air hébété.

    -C'était le seul moyen de te faire taire, assène Robin sans aucune forme de condescendance.

    Les yeux du roux s'écarquillent encore. Il ne comprend toujours pas.

    -Fallait que tu la fermes. Tu devenais littéralement pathétique à te lamenter comme tu l’as fait. Une vraie pédale.

    Tu Avais Raison

    Il se redresse. Ne lui accorde plus un regard. Et reprend sa route. Derrière lui, Sacha est anéanti. Il a envie de hurler, mais n'y parvient même pas. Il a le souffle coupé.

    Pourquoi ?

    Robin continue de marcher sans trop savoir où il va, souhaitant juste mettre le plus de distance possible entre eux. Il sait que Sacha ne fera rien pour le retenir. Qu’il ne se relèvera pas. Il touche ses lèvres du bout des doigts, avant de les essuyer d’un geste rageur. Sans le savoir, l’auburn avait raison depuis le début. A propos d’un sujet aussi futile que sa condition physique, de la température extérieure, mais également de sa relation avec Fanny. Le brun songeait à la quitter depuis quelques temps déjà, et cette visite au port aurait été une bonne occasion de rompre. Pourtant, il n’a jamais abordé ce sujet avec Sacha, ne le jugeant pas suffisamment fiable. Il n’y connaît strictement rien en relation, ce puceau pour lequel même une baltringue ne peut éprouver du désir. Robin serre les poings, se blâme intérieurement de penser encore et toujours à ce maudit rouquin.

    Il ne l’aime pas. Il le hait même, de tout son cœur. Pour cette emprise qu’il a sur lui et qu’il ne pourra jamais, au grand jamais, assumer. Il se hait lui-même d’être tombé dans le piège tendu par ce sale pédé aux allures angéliques et inoffensives. Ce ressentiment n’a fait que les éloigner l’un de l’autre, plongeant Sacha dans les abîmes de l’incompréhension, et poussant Robin à devenir de plus en plus agressif et méprisant envers lui. Le fait que son ami ait encaissé sans jamais lui reprocher ouvertement ses remarques assassines, tel un être docile, soumis et dépourvu de fierté, avait le don de le mettre hors de lui. Le brun soupire. Constate que cela n’a plus importance aujourd’hui. Puisqu’il vient de briser leur relation en un millier de fragments que rien ne saura ressouder. Désormais, il n’a plus qu’à fuir. Fuir ses doutes, ses remords. Fuir sa honte. Il remet son masque de mépris et d’indifférence. Qu’il aille au diable. Ce n’est pas une pédale, lui.

    -Même si c’est vrai qu’on était assortis tous les deux, pense t-il avec amertume. Pour ça aussi, tu avais raison…


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